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Canaro et ses chansons

canaro1 Editeur : La Salida, n°41, décembre 2004-janvier 2005

Auteur : Fabrice Hatem

Canaro et ses chansons

Un paysage en clair-obscur : les qualités et les défauts de Canaro se reflètent dans les textes de ses chansons, qui se situent quelque part entre la bonne poésie populaire et la mièvrerie commerciale. Mais qui, même dans ce dernier cas, vont souvent droit au cœur, avec l’efficacité d’un coup de poing. Un paradoxe qui conduit, finalement, à s’interroger sur les critères de la qualité artistique.

La productivité, en tout cas est impressionnante : sur près de 250 titres composés par Pirincho, environ 190 furent accompagnés de paroles, selon le décompte qu’il livre dans ses mémoires : une petite majorité de tangos, bien sur, mais également beaucoup de rythmes folkloriques argentins (rancheras), des fox-trots, des marches, et un nombre assez limité de milongas et de valse (une vingtaine environ).

Ces textes ont été écrits par un petit nombre d’auteurs. Trois d’entre eux représentent près de 140 textes, soit plus de 70 % du total : Ivo Pelay (70 textes), Francisco Canaro lui-même (43) et Juan Andrès Caruso (26). Luis Cesar Amadori, Manuel Romero et Homero Manzi arrivent très loin derrière avec respectivement 14, 4 et 4 textes. Décompte statistique peut-être un peu aride, mais très éclairant aussi sur les choix de Canaro : priorité au spectacle, ensuite à la réussite et à l’argent ; la valeur littéraire des textes stricto sensu étant quelque peu reléguée au second plan.

Pourquoi Canaro a-t-il mis des textes sur ses mélodies ? D’abord, parce qu’une de ses activités principales, en tant qu’auteur, a consisté à écrire des partitions pour des saynétes et des comédies musicales, L’essentiel de cette production se situe entre 1932 et 1949, avec une dizaine d’œuvres, dont certaines rencontrèrent un grand succès, comme La muchachada del centro (1932), La cancion de los barrios (1934) ou encore Sentimiento gaucho (1942). Celles-ci furent écrites pour la plupart sur des textes de Yvo Pelay. Mais Canaro travailla également plus occasionnellement en ce domaine avec Luis Cesar Amadori et Manuel Romero. Avec un objectif, pourrait-on dire, entrepreneurial : monter des spectacles pour plaire au public et atteindre ainsi gloire et richesse.

Sur ce plan, Canaro n’a pas failli : 900 représentations consécutives pour La muchachada del Centro, sa saynète la plus connue, 600 titres enregistrés, une fortune importante accumulée en 60 années de travail ininterrompu. Canaro a donc immensément plu, et il continue à le faire, beaucoup plus par exemple qu’un Julio de Caro musicalement plus ambitieux. Il fut un grand artiste populaire, dont les origines modestes ont sans doute constitué pour lui un atout lui permettant de mieux comprendre les aspirations du public. Il a joué sur les grandes masses, sur les sentiments communs, dans les deux sens du terme : ceux qui sont partagés par tous et ceux qui sont vulgaires dans le fond et simplets dans la forme. Le résultat, c’est qu’au milieu de beaucoup de textes qu’il vaut mieux oublier, – notamment la production d’Yvo Pelay, encline, selon l’avis d’Horacio Ferrer, que je partage – à la « sensiblerie sans qualité » – , on trouve également quelques bijoux de puissance et de simplicité poétique qui « fonctionnent » à merveille pour nous émouvoir.

Prenons par exemple la valse « Je ne sais ce que m’ont fait tes yeux », écrite par Canaro lui-même, et sans doute inspiré par Ada Falcon dont tous ceux qui l’ont connue disent que les yeux verts étaient vraiment d’une ensorcelante beauté, et pour laquelle il éprouva une passion tumultueuse. D’un côté, une série de métaphores simplettes, du type « Tes yeux sont les miroirs où se reflète l’amour », que l’on pourrait facilement tourner en dérision. De l’autre, une belle et puissante évocation du sentiment amoureux, avec son caractère obsessif, compulsif, l’incapacité de celui qui l’éprouve à le contrôler et à comprendre ce qu’il ressent, illustrée par l’obsédante répétition du « je ne sais.. ». Le résultat, porté une jolie mélodie de valse, est une belle chanson populaire qui va droit au cœur.

Même efficacité chez Juan Andrés Caruso, dont l’œuvre poétique ne trouve en général pas grâce aux yeux des critiques littéraires. Lisons Sentimiento gaucho, écrit en 1923, ou encore La ultima copa, dont Caruso commanda en 1925 la musique à Canaro pour préparer une comédie musicale du même nom. On pourrait se moquer de l’emphase de ce personnage qui déclare vouloir se suicider à coup de coupes de champagne ; ou encore du ridicule involontaire de ce clochard puant qui veut être pour la femme qui l’a quitté comme « la fleur qui embaume celle qui l’a coupée ». Le tout assaisonné, encore une fois, de clichés du type « trinquons ensemble pendant qu’elle offre sa bouche à une autre bouche ». Mais, un peu comme dans certains tableaux de Goya, la force vient ici justement de l’épaisseur du trait, de la violence des formes brutes, de ce mélange entre grotesque et tragique qui constitue au fond une description profondément juste de l’âme humaine (car qu’y a-t-il de plus ridicule qu’un amoureux désespéré ?). Le tout, soutenu par la musique carrée de Canaro, donne finalement une grande puissance dramatique à l’ensemble.

Quant à Tiempos Viejos, que Canaro composa en 1926 à la demande de Manuel Romero pour sa comédie La Revista Miravillosa, c’est l’un des plus beaux exemple de ce sentiment du temps qui passe et détruit toutes choses, si présent dans la poésie tanguera. Nous y voyons revivre, en quelques lignes à la grande force évocatrice, toute l’époque perdue du tango des années 1910, quand les vrais hommes d’alors, qui « ne mettaient pas de gomina », se réunissaient dans le bal de Laura avec des filles pas forcément très distingués, mais « fidèles et au grand cœur », pour voir danser la « blonde Mireille ». Le beau texte de Madreselva, commandé en 1930 à Canaro par Luis Cesar Amadori pour la revue El buen humor a la vista, se situe dans la même veine littéraire de l’évocation nostalgique de la jeunesse et de l’innocence perdues.

Pirincho s’est également intéressé à la poésie dire « cultivée », rarement il est vrai, mais avec succès. Homero Manzi connaissait bien et appréciait Canaro, même si leur collaboration artistique fut très limitée. En plus de la mise en musique de quelques poèmes de Manzi, Canaro a également parfois interprété des œuvres de celui-ci. C’est le cas par exemple de Tu palida voz, un magnifique texte sur le thème de la séparation amoureuse et de l’irréversibilité des choses, mis en musique par Charlo. Canaro l’enregistra en 1943, avec la voix de Carlos Roldan, dans un très joli arrangement où les contre-chants ce violon et de clarinette produisent un sentiment de tristesse à la fois poignante et légère.

Il est de bon ton, chez les tangueros cultivés, de mépriser la poésie de Canaro, un peu comme les intellectuels français ricanent des chansons de Michel Sardou ou de Johnny Halliday, avec leurs textes vulgaires, leurs métaphores simplettes et leurs arrangements sommaires destinés à « vendre » au grand public. Mais personnellement, c’est justement cela que j’aime chez lui. Ses métaphores à quatre sous et ses situations éculés me donnent la chair de poule. Quant à sa musique simplette, elle agit sur moi comme une injection d’adrénaline, et je me lève immédiatement comme un ressort pour aller danser sur la piste.

Alors, finalement qu’est-ce qu’une œuvre d’art réussie ? Un monument d’érudition, de complexité, de cérébralité, guidé par l’amour de la beauté, formellement parfait, et destiné à un public de connaisseur ? Ou bien quelque chose de très simple, qui vient du ventre, du sexe, produit, pour un grand public, par appât du gain, et qui nous touche finalement parce qu’il est fait de la même matière médiocre et imparfaite que chacun d’entre nous ? La pérennité de l’œuvre de Canaro, son succès jamais démenti auprès de plusieurs générations de public, montre que la réponse est loin d’être évidente.

Fabrice Hatem

Pour retrouver certaines des grandes chansons interprétées par Canaro, cliquez sur Can1, Can2, Can3, Can4

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Pour en savoir plus sur Francisco Canaro : /2006/04/25/le-musicien-francisco-canaro/

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