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Musique et musiciens d'hier

Piazzolla et le jazz, entretien inédit avec le Maître

piazzolla Editeur : La Salida, n°30, octobre à Novembre 2002

Auteur : Nardo Zalko

Piazzolla et le jazz, entretien inédit avec le Maître

1975. Piazzolla était à Paris, et écrivait la musique du film « Lumière » de Jeanne Moreau. Il passait en même temps à L’Olympia, et montrait au public français le résultat de ce que l’on appelait déjà sa « rencontre historique » avec le saxophoniste Gerry Mulligan. L’auteur de Verano Porteno nous parla alors de cette étape nouvelle de sa carrière et de sa vie.

AP : J’habite Rome depuis un an et demi, d’où je rayonne pour mes concerts à Paris, New York ou Brasilia. J’ai dû partir de Buenos Aires car j’y travaillais très peu et je suis dans une période de ma vie où je veux travailler. J’ai besoin de créer car, en fin de compte, je ne vis que quand je joue. Je ne suis à pas à Rome parce que l’on y fait une musique déterminée, mais parce que l’on y est plus tranquille qu’à Paris par exemple.

NZ : Quelle sont les raisons de ce travail en commun avec Gerry Mulligan ?

C’est une expérience de plus que je fais. Aujourd’hui c’est avec Mulligan et demain ce sera peut-être avec quelqu’un d’autre. En fait, je fais ce type d’expérience avec des musiciens de jazz parce qu’il n’y a pas de solistes de tango en Europe.

Cette expérience vous éloigne-t-elle du tango pour vous rapprocher du jazz ?

Non, pas du tout, je crois qu’il s’agit au contraire d’une expérience dans laquelle Piazzolla, tout Piazzolla est à la base. Au dessus est Mulligan, qui soudain improvise « jazzistiquement ». Si nous supprimons le saxophone, cela continue d’être Piazzolla.

Le même qu’autrefois ?

Je n’ai pratiquement jamais utilisé la batterie comme aujourd’hui, peut-être une ou deux fois dans le passé. Je veux donner à ma musique un ton, une sonorité plus jeune, que la batterie, la guitare électrique et les percussions permettent d’atteindre. Je m’intéresse beaucoup à la jeunesse et je suis touché quand, comme cela s’est produit hier, un jeune s’approche pour me dire « monsieur, j’aime beaucoup votre musique ». C’est d’autant plus émouvant quand cela se produit ici, à Paris.

Donc le tango continue d’être la base de votre musique ?

Pour moi, ma musique c’est, déjà, un dérivé du tango. Ernesto Sabato a dit une chose importante : « La musique de Piazzolla a les yeux, le nez et la bouche de son aïeul qui est le tango, le reste appartient à Piazzolla ».

Avez-vous des successeurs en Argentine ?

Disons que… oui, mais il n’y a pas beaucoup de possibilités pour eux. Les choses sont précaires en ce moment et les musiciens ont de grands problèmes de travail. Pourtant ma musique marche très bien en Argentine, principalement depuis que je suis hors du pays : nous n’y avons jamais vendu autant de disques qu’aujourd’hui. Je pense donc rester encore un certain temps en Europe, donnant de temps en temps des concerts en Amérique du sud.

N’avez vous pas besoin d’être à Buenos Aires pour écrire cette musique que vous considérez propre à cette cité ?

Non, je pense que j’ai atteint un âge où je porte en moi, d’une manière définitive, les traces de toutes ces années de lutte que j’ai vécues à Buenos Aires. J’ai cette ville continuellement devant les yeux dans ma tête et dans mon cœur et cela, où que je sois.

Comment réagit le public européen à ce que vous faites ?

Merveilleusement bien parce que l’on ne me remet pas en cause. Ici, personne ne me conteste, on m’accepte comme je suis, mais en Argentine les journalistes continuent de s’occuper de sottises telles que de savoir si ce que je fais est du tango ou pas. Pour moi, c’est bien du tango. Buenos Aires a changé, sa musique aussi, la mienne est enracinée dans cette cité avec son romantisme, sa nostalgie, sa douleur, sa mélancolie et sa sensualité. Pourtant l’audience que j’ai en Europe est la même qu’à Buenos Aires, elle commence par les musiciens et s’étend progressivement. C’est un fait que mes disques se vendent, cela prouve leur audience bien que mon propos ne soit pas de faire des disques pour qu’ils se vendent. Je fais ma musique comme je la sens et elle se vend ainsi.

Où vous dirige votre évolution actuelle ?

Il est parfois difficile de savoir où l’on va. On retrouve parfois des œuvres écrites dans le passé qui sont plus avancées que des productions contemporaines. Je crois qu’il ne faut pas tracer une ligne de travail mais suivre son inspiration. Ma musique est celle de Buenos Aires, ni nouvelle, ni contemporaine, ni avec aucun autre adjectif. Elle ne pourrait provenir d’aucune autre ville. Il y a en moi des racines « porteñas » influencées, peut-être par le fait que j’ai vécu 17 ans à New York. Mais je suis de Buenos Aires et j’écris pour et par elle. Ma musique, je le répète, ne peut provenir que de Buenos Aires.

Quels projets avez-vous ?

Faire de la musique de films entre autres choses. Maintenant, par exemple, je vais déjeuner avec Jeanne Moreau, qui m’a demandé de faire la musique de son prochain film qu’elle dirigera elle-même (ce sera Lumière, en 1975, Ndlr). J’ai beaucoup de projets et à mon âge je n’ai pas de temps à perdre. Lorsque j’avais 25 ans, je n’étais pas pressé. Aujourd’hui, alors que je descends l’autre versant de la montagne, je dois travailler le plus possible. Cependant, cela ne sera jamais aux dépends de la qualité. Quand mon inspiration s’arrêtera, je m’arrêterai.

Propos recueillis par Nardo Zalko (Paris, 1975)

 

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