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Danse et danseurs

La danse aux « Trottoirs de Buenos Aires » : quelques souvenirs de Victor et Carmen

Editeur : La Salida n°29, juin à septembre 2002

Auteur : Fabrice Hatem (entretien avec Victor Convalia et Carmen Aguiar)

La danse aux Trottoirs : quelques souvenirs de Victor et Carmen

salida43 victor Carmen Aguiar et Victor Convalia ont animé, à partir de 1986, les activités de danse aux Trottoirs, jouant ainsi un rôle précurseur dans la renaissance du tango dansé en France et même en Europe. Nous avons recueilli pour vous leurs souvenirs de cette époque pionnière.

La programmation des Trottoirs était surtout orientée, au début, vers la musique instrumentale. La danse n’en a découlé que par la suite. C’est en 1986, en effet, qu’Edgardo Canton demanda à Carmen Aguiar, une danseuse contemporaine d’origine uruguayenne, d’animer des cours. «J’ai beaucoup hésité à dire oui : je savais danser par tradition familiale, mais je n’avais aucune formation pédagogique ». Elle finit par accepter, mais se trouva alors confrontée à des problèmes de pédagogie accrus par l’absence de partenaire masculin. Les seuls prétendants qui se présentaient à elle – et ils étaient nombreux – venaient du monde du tango-musette et n’avaient aucune idée de ce qu’était le tango argentin.

Victor Convalia enseignait déjà le tango à l’Escale, rue Monsieur le Prince, où il avait été recommandé par Reynaldo Anselmi. Il ne venait pas du tout du monde de la danse professionnelle : il était alors gérant d’une station-service à la place du Panthéon et enseignait pratiquement de manière bénévole. « Le premier mois de cours a été pratiquement désert. Et puis, un jour, j’ai vu arriver quelques militantes de gauche qui revenaient d’une manifestation. Elles se sont retrouvées à l’Escale. Les musiciens leur ont joué quelques tangos, et elles ont voulu apprendre à danser tout de suite, sans même enlever leur brassard rouge. Quinze jours plus tard, le bouche à oreille avait joué, et la salle était pleine de monde ».

Un jour, quelqu’un dit à Victor : « Il y a une femme qui donne des cours aux Trottoirs et cherche un partenaire ». Victor avait alors quitté sa station service et s’occupait de la fourrière municipale. Avant d’aller donner les cours, il devait se laver et se brosser les mains pendant plusieurs minutes, sans complètement parvenir à enlever les traces de cambouis. Ensuite, il prenait la voiture-gyrophare de la fourrière. « Je n’avais jamais de problèmes pour me garer : quand ils voyaient arriver mon gyrophare, les propriétaires des véhicules en stationnement interdit devant l’Escale se précipitaient pour bouger leur voiture et je prenais leur place… ».

Carmen en rencontrant Victor, a d’abord été séduite par ses mains : « Des mains fines, des mains d’artistes mais aussi de travailleur enraciné dans le réel, pas celle d’un quelconque intellectuel ». Ils décidèrent de donner leurs cours ensemble, puis organisèrent des bals, comme ceux donné pour le 14 juillet, et fondèrent aux Trottoirs la première milonga d’Europe. Ils donnèrent aussi quelques spectacles, comme « Il était une fois le tango», à l’occasion du concert de soutien aux Trottoirs donné par Suzanna Rinaldi en 1984. Ils ont également ouvert les Trottoirs à d’autres danseurs, comme Magui Danni et Gabriel Pannunzio, Coco Dias, ou encore Jorge Rodrigez et Gisela Graf-Marino, qui y ont donné leur spectacle « Gomina ».

Les Trottoirs étaient cependant confrontés à des problèmes financiers quasi-permanents. «Un jour, l’électricité était coupée, et nous avons dû éclairer le bal à la bougie. Les gens étaient ravis ». Mais il fallait quand même assurer le quotidien. Carmen et Victor allèrent donc demander des subventions au ministère de la Culture. « La fonctionnaire qui nous a reçus voulait nous orienter vers le ministère de la jeunesse et des sports. Pour elle, le tango, c’était de la danse de compétition ». Ils restèrent pendant trois heures dans son bureau pour la convaincre que le tango était bien une culture. De guerre lasse, leur interlocutrice finit par leur dire : «Vous êtes de la même race que les gitans qui défendent leur flamenco ! ! ! ». Quelques jours plus tard, Carmen et Victor furent convoqués pour passer une sorte d’examen devant le gotha du monde de la danse et du ministère de la culture, au Théâtre de la danse. « C’était une grande salle toute blanche, avec des danseurs contemporains qui s’échauffaient à la barre. Nous avions l’impression de venir de la planète Mars ! ! ! Quand ils rentrèrent dans la salle, la gérante dit à Carmen : « vous allez abîmer le plancher avec vos talons aiguilles ! Prenez donc des chaussures de danse ! Carmen refusa, en menaçant de s’en aller. Finalement, ils dansèrent trois danses, que le jury, visiblement intéressé, leur demanda de recommencer à plusieurs reprises. Quelques jours après, le verdict tombait : le tango était bien considéré comme une culture…

Aux Trottoirs, il y avait beaucoup d’argentins, de latinos, on chantait, on jouait de la musique. Le dimanche, Carmen et Victor faisaient venir des artistes, des musiciens, comme Mano à mano, Ana rosa. L’atmosphère était un peu celle d’une Peña, ces réunions de quartier en Argentine ou les gens font de la musique, de la danse, chantent et improvisent ensemble.

Beaucoup d’élèves sont arrivés après le second passage de la revue Tango argentino à Paris en 1986. Tous les danseurs du spectacle venaient aux Trottoirs où Victor leur réservait une table. « Osvaldo Zotto, Milena Plebs, Eduardo Arquimbau, Majoral, Pablo Veron, Virulazzo, ils étaient tous là. Personne ne leur demandait de faire une démonstration, mais au bout d’une heure, ils étaient tous sur la piste et dansaient pour leur plaisir… Quels exemples pour les élèves ! ! Des élèves qui à l’époque, ne n’intéressaient pas qu’à la danse, mais avaient également une grande soif de découvrir les autres aspects de la culture tango…

Mais l’enseignement à l’époque était très hétérogène, et les élèves des différents cours de Paris ne parvenaient pas à danser ensemble. Carmen et Victor ont alors organisé, avec l’aide d’Elio Torres, une Masters’s class autour d‘Eduardo Arquimbau pour harmoniser les méthodes d’enseignement : on y trouvait la plupart des professeurs de l’époque, Carmen et Victor bien sûr, mais aussi Jorge Rodriguez, Helena, Magui Danni et Gabriel Pannunzio… « nous avons également été très aidés par la méthode Dinzel et les conseils de Fabiana Basso ».

Propos recueillis par Fabrice Hatem

 

 

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