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Chanteurs tango

L’humour dans les tangos et milongas de Edmundo Rivero

Editeur : La Salida n°28, avril-mai 2002

Auteur : Pablo Cazau

L’humour dans les tangos et milongas de Edmundo Rivero

salida28 rivero Edmundo Rivero, le fondateur du légendaire "El Viejo Almacén", naquit à Avellaneda en 1911, dans une famille où la musique faisait partie de la vie quotidienne. Il mourut à Buenos Aires en 1986. Son répertoire explore toutes les nuances de l’âme portègne, dont l’humour qui peut s’apprécier dans son travail d’interprète et parfois d’auteur de tango comiques. Sans sombrer dans le travers des définitions académiques, on peut dire qu’il y a de l’humour dans un tango quand celui-ci est capable de provoquer au moins le sourire. Et beaucoup des chansons de Rivero offrent cela et même davantage.

De quel type est l’humour de Rivero ? Sa discographie nous révèle peu de traits ironiques, mais plutôt des satires, où sont ridiculisés des personnages grotesques ou extravagants (1). Descartes dit que "ceux qui ont des défauts visibles ou ceux qui ont reçu en public une offense, sont les plus susceptibles d’être moqués" (2). Dans "Línea 9" (ligne 9), Rivero nous décrit justement un paysan ingénu qui a quitté la campagne pour la grande ville, et est arnaqué par un aigrefin dans un tram de la ligne 9 :

« C’était un bouseux taré, un pequenaud. / Qu’était monté sur le 9, au Retiro l Jamais tire-laine et vide-goussets /Ne virent un gogo si parfait /

On connaît, dans la littérature lunfarda, la fameuse histoire dite "du cave », où sont échangés de mystérieux paquet, l’un contenant de l’argent véritable et l’autre des feuilles d’éphéméride. Rivero décrit lui aussi cette situation dans son "Madame Julie", une authentique escroc se prétendant "récemment revenue" de Paris. La dernière strophe décrit la désillusion de l’homme trompé :

"Et alors, avec le paquet dans la main /Je rentrai chez moi, et avec soin / je l’ai défait. /Si tu savais c’que j’y ai trouvé /Rien que des feuilles de papier ! Et un petit mot, très gentil / Ecrit par Madame Julie : /La prochaine fois, mets des essuie-glasse / Quand tu me croiseras sur ta route…!".

Reprenons les paroles de Descartes : "La moquerie est une sorte de gaieté mélangée à de la haine provenant de la perception de quelque chose de méprisable dans une personne qui donne les apparences de la dignité" (2). Dans "Aguja brava" (Fière aiguille), Rivero synthétise la biographie de cet exploiteur de femmes qui finit en taule, cousant des matelas pour la police :

"Triste fin pour un caïd, fière aiguille /Qui par amour carde et file /Avant, il tirait le pognon des filles / Et maintenant, il coud les matelas des flics »

La figure féminine n’est pas non plus épargnée par la satire tanguera. « Los tortazosLes baffes") font allusion a la raclée que mériterait de recevoir, pour son éducation, une nana qui a commis la faute de se mettre à la colle avec un idiot qui la baratine en français et la trimballe dans sa petite voiture, lui faisant oublier ses humbles origines :

"Ils t’ont conquise par le pognon / Et t’es v’nue trottiner au centre / T’avais quelque chose dans le ventre / Qui t’a fait mordre à l’hameçon / T’as jeté ton p’tit tablier / Et le cirque a pu commencer /Le plaisir de parader / Fut ton hobby préféré /Et maintenant que t’es mariée /Tout ce que tu nous fais supporter….."

Et l’on trouve, comme toujours, la femme dans le rôle de victime de la fureur machiste du tango : La "Biaba" (La raclée) n’est pas autre chose que la raclée que reçoit la fille pour être rentrée trop tard à la chambrette :

Mais elle revint, sale et bourrée / Au petit matin, la poupée / D’une nuit d’bringue avec un rupin / Les baffes, à ce qu’on dit les voisins /Faisaient à peu près le même son /Qu’une nuit de gala au Colón".

Mais l’humour grotesque atteindra son expression maximale dans les 34 coups de couteau – ni un de plus, ni une de moins, données ‘’Amablement’‘ ("Aimablement") à la compagne infidèle :

Je l’ai surprise dans notre chambre avec un aut’gars…../ Alors, tranquille et sans m’énerver / J’ai dit au type : tu peux t’casser / Le macho n’est pas coupable dans ce cas." /… ‘Et puis, en lui embrassant le front /Aimablement, avec de l’éducation / J’y foutis 34 coup de couteau".

Dans la chanson "Amasijo habitual" (« Raclée habituelle »), la femme occupe également le lieu de la trahison, de la tromperie et de la domination :

"Il l’assomma d’un coup, lui cracha un glaviot /Et puis y se r’coiffa en fumant un mégot,/Et sortit du taudis, quitta le conventillo /Et, sifflotant doucement, il alla au tripot".

Mais notre tanguero ne tremble pas à l’heure de l’autocritique farceuse et moqueuse. Dans "Las diez de últimas" il décrit le contraste entre son passé glorieux de délinquant picaresque et sa fin tragique :

Mais maintenant / Ruiné par les chevaux / Dans la rue, au bout du rouleau / Et avec l’air d’un vrai idiot / Je n’attend plus que la Camarde /Qui en passant /Me fichera un bon coup de faux / Et me remorquera dans un cercueil.

Et pour conclure cette galerie de portraits, l’histoire d’un homme qui se moque de lui-même , lorsqu’il se voit expulsé de son logis, dans "El desalojo" (L’expulsion) :

Ce jugement du tribunal / M’a drôlement sapé l’moral, / Je m’attendais pas à ce coup-là, /Je l’aimais, mon sort ingrat, / Heureux dans mon trou à rat, / Et ça me faisait du bien, / De voir toujours le gardien /Me saluer avec gaieté, / Mais aujourd’hui c’est terminé, / Les bonjours et les simagrées. /J’ai vu en vrac tout mon mobilier / Aligné dans l’escalier, / La guitare, le garde-manger, /Les vêtements et le matelas, / Et, dans un coin de ce fatras, / Derrière la table en PVC / Un sommier en fer grillagé / Que j’avais paraît-il hérité, / D’un veille tante venue d’Istanbul / Et qui mourut vers Cruz del Sul.

Mais, parfois, la limite entre comique et tristesse est incertaine : ‘’¿ Qué risa ? ", un tango chanté par le même Rivero, nous montre qu’une déception amoureuse peut être le motif du rire, même si la chanson n’appartient pas à proprement parler à al catégorie du tango comique :

Celedonio Flores avait dit un jour : "je ne suis pas ceux qui croient que le tango comique soit l’expression de ce que sent le peuple : nous savons tous que le tango est triste, comme toute la musique de notre pays". Pour sa part, Tita Merello, avide de défis, proclamait qu’elle avait choisi de chanter des tangos comique parce qu’il est plus difficile de faire rire que de faire pleurer. Mais Rivero a su, comme peu d’autres, refléter avec la même intensité tous les aspects de l’âme humaine.

Pablo Cazau
(traduction de Carmen Aguiar et Fabrice Hatem)

L’auteur, argentin, vous propose son site de littérature populaire : http://www.gratisweb.com/mcazaurhcp

(1) La liste suivante vise à présenter la production de Edmundo Rivero comme auteur et interprète de thèmes humoristiques : Aguja brava (E Giorlandini / E Rivero, 1969); Amablemente (Ivan Diez); Amasijo habitual (Carlos de la Púa); Biaba (C Flores / E Rivero); El desalojo (F Amor / A Hilarión Acuña); La toalla mojada (E Rivero, 1969); Las diez de últimas (L Alposta / E Rivero); Línea 9 (Carlos de la Púa); Madame Julie; Milonga del consorcio (E Rivero / A de la Torre / J Serrano); Muñeca brava (E Cadícamo / L Visca, 1928); Tortazos (E Maroni / J Razzano).

(2) Descartes René, "Des passions en général et de la nature de l’homme" (1646).

Pour en savoir plus sur le lunfardo :

Daniel Melingo, le Macho de la milonga : /2006/06/09/entretien-avec-melingo-le-macho-de-la-milonga/

L’humour et le comique dans le répertoire de Edmundo Rivero : /2005/11/05/l-humour-dans-les-tangos-et-milongas-de-edmundo-rivero/

La satire et le comique dans le répertoire de Tita Merello : /2005/11/05/la-satire-et-le-comique-dans-le-repertoire-de-tita-merello/

Editorial de La Salida n°40 : Tango et lunfardo : /2004/12/10/la-salida-n-40-tango-et-lunfardo/

Le Lunfardo sur internet : /2005/11/07/la-salida-n-40-tangodebit/

Le Lunfardo aujourdhui : /2005/11/07/le-lunfardo-aujourd-hui/

Mini-anthologie lunfarda : /2005/11/07/mini-anthologie-lunfarda/

Le tango drôle des origines : /2005/11/05/le-tango-drole-des-origines/

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Anthologie comprenant des traductions de chansons en Lunfardo :/2012/05/10/une-anthologie-bilingue-du-tango-argentin/

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