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Poésie et littérature

Les langages du tango

romano Auteur(s) : Eduardo Romano, Mariana Bustelo

Les langages du tango, entretien avec Eduardo Romano

Eduardo Romano est professeur de littérature et de culture populaire à l’université de Buenos Aires, académicien à l’Académia de Tango et coordonnateur de la très célèbre Anthologie Las letras del Tango, Antología cronólogica 1900-1980. La Salida l’a interrogé sur les rapports entre littérature et chansons de tango.

Comment peux-tu définir les langages qu’utilisent les textes de tango ?

Les paroles du tango, au moins depuis Pascual Contursi – c’est-à-dire en oubliant une préhistoire qui remonte aux commencements du XXème siècle et a beaucoup à voir avec le monde du spectacle, des petites pièces de théâtres et des variétés – proviennent de la fusion de plusieurs lignées. Il ne faut pas oublier que les productions initiales de Contursi furent étrennées dans un cabaret de Montevideo et consistèrent à accoler des paroles sur des compositions écrites, en général pour piano, par des musiciens qui travaillent dans ce centre nocturne de divertissement. Cela se produit dans le milieu de la décennie 1910, alors que la première guerre mondiale avait éclaté, dans un climat externe de crise sociale. Quand, vers 1912, une province argentine (Santa Fe), tomba aux mains des anciens insurgés radicaux partisans d’Yrigoyen, ce fut le symbole de ce que le contrôle exercé en exclusivité par la vieille oligarchie conservatrice commençait à se désintégrer.

Sur ces fondamentaux de changement, d’instabilité, on peut mieux comprendre l’attitude des poètes populaires comme García Jiménez, Celedonio Flores, Samuel Linnig, Manuel Romero, etc., qui vont rapidement imiter Pascual Contursi. Ceux-ci fusionnent dans un même style de chanson plusieurs langages : le parler quotidien de la rue, les échos de parler campagnard qui pouvaient encore s’entendre dans la ville, et un argot pittoresque provenant des bas-fonds et des faubourgs délictifs, mais qui va bientôt devenir lui-même une partie du parler commun, surtout dans les milieux populaires : le Lunfardo.

Quelle est, à chaque époque, la relation entre les paroles de tango et la poésie gentine ?

Dans la réponse antérieure, j’ai fait allusion aux commencements, très liés au spectacle. J’y inclus bien sûr, les payadores suburbains qui avaient l’habitude de se produire sur les mêmes scènes que celles du genre Chico criollo , comme solistes ou dans des payadas célèbres en contrapunto . Dans l’un des nombreuses enregistrement qu’il fit de son thème El Porteñito, Angel Gregorio Villoldo intercale, dans deux passages de la chanson, des improvisations typiques de celui qui s’adresse à un public devant lequel il ne veut pas laisser d’espaces musicaux vides, dans la mesure où il n’était pas précisément un virtuose de la guitare avec laquelle il s’accompagnait.

Les auto-portaits, dominants dans ces petits tangos primitifs, ont eux-mêmes à leur tour une connexion directe avec les scènes caractéristiques des œuvres du genre chico español (brèves pièces de théâtre d’origine espagnole, comme la Zarzuela, le Sainete, l’Opérette) alors présentées à Buenos Aires. On peut citer par exemple La gran vía, zarzuela de Chueca et Valverde qui passionna le public madrilène en 1886. On de peut donc s’étonner qu’à l’époque de Contursi, la majorité des paroliers soient venus du théâtre ou aient écrit des tangos destinés à être inclus dans leurs œuvres scéniques. C’est le cas de Manuel Romero, Alberto Vacarezza, Roberto Cayol, etc. Le "negro" Flores lui-même, sans l’auteur le plus prolifique et talentueux des années 1920, et qui réalisa des incursions sporadiques sur les scènes, conserve une matrice théâtrale en faisant faire des monologues, -ou presque – à ses personnages.

Rappelons-nous par exemples les vers initiaux du célèbre Mano a mano: "Perdu au fond de ma tristesse je t’évoque sans cesse et me dis / Que dans ma sale vie de paria / Tu fus la seule qui m’aima ». Ou encore la véritable mise en scène de Sentencia, ou le voyou s’adresse debout au tribunal pour expliquer son crime : avoir tué celui qui avait insulté sa mère. Le monologue est encadré par quelques vers dont les derniers disent : "Le publique étouffait sa peine / Car quand le malevo pleure / Pleure aussi / L’âme du peuple ». Cette origine théâtrale a donné un ton spécial, un peu emphatique, la manière de dire la poésie tanguera, que celle-ci soit une lamentation, une plainte, un reproche, un conseil…

Le premier changement important dans cette matrice est introduit, vers 1926 – la date de ¡Quévachaché! et de Viejo ciego- par Enrique Santos Discépolo et Homero Manzi. Peut-être ce tournant a-t-il quelque chose à voir avec fait que ces deux auteurs étaient lettrés, et avaient également été influencés par les courants postérieurs au modernisme et à Ruben Dario. Ce dernier auteur avait eu auparavant, en effet, une influence forte, tant sur Evaristo Carriego, l’auteur de El alma del suburbio – un poète considéré comme décisif pour l’apparition du genre – que sur Flores. Celui-ci, comme le l’avait raconté il y a de nombreuses années son frère cadet, recopiait religieusement dans un livre de comptabilité – le poète gagnait en tenant des registres comptables – les vers de Rubén Darío (…).

Avec Discépolo et Manzi, par contre, arrivent dans le monde du tango des textes littéraires plus proches de la sensibilité du XXème siècle. Le premier auteur, qui venait, du monde du théâtre, était influencé par le sens italien du grotesque et était un passionné de Luigi Pirandello. Manzi avait passé plusieurs années de sa vie à la Faculté de Droit, dont il fut expulsé du fait de son activité en faveur de la réforme universitaire de 1916. Il connaissait bien, non seulement Carriego, mais également un autre poète revenu d’Europe en 1921 et qui tentait un curieux croisement entre les avant-gardistes et le faubourg : Jorge Luis Borges. Le criollisme de Fervor de Buenos Aires (1923) y de Luna de enfrente (1925) ne lui était pas passé inaperçu.

Il serait impossible de détailler ici les autres moments forts de cette intersection entre la poésie lettrée – ou destinée à être lue – et la poésie du tango. Mais les poètes qui ont permis cette rencontre ont initié une union qui se poursuivra en s’enrichissant de nouvelles rencontres et de nouveaux moments forts (…).

Le tango a-t-il exercé une influence sur la poésie ?

Compte tenu de sa résonance populaire, il a impressionné les écrivains dès le début. Déjà en 1915, dans son ouvrage rénovateur El cencerro de cristal, Ricardo Guiraldes lui dédia un poème, consacré surtout à la danse, domaine où il s’excellait, qu’il qualifia de « sévère et triste », « d’amour et de mort ». Il est évident que le criollisme de Borges, auquel je me suis référé auparavant, était très sensible à la musique des malevos, c’est-à-dire au tango. Et ce, bien qu’il ne se soit jamais fatigué de répéter, dans tant de textes et d’interviews, sa préférence pour les tangos-milongas primitifs par rapport aux style inventé par Contursi, dont le caractère larmoyant lui paraissait excessivement lié à l’immigration italienne et trop peu à la résignation stoïque des argentins de souche qu’il admirait tant.

Raúl González Tuñón lui aussi accusa réception très tôt de cette musique, danse et chant qui exprimait une manière populaire d’exister et de vivre ensemble. Dans une présentation écrite en 1973 pour une réédition de ses premiers livres, je disais qu’il fut motivé par « le désir de développer une autre perspective de la thématique urbaine initiée par Carriego ». Dans Miércoles de ceniza (1928), deux compositions sont intitulées Tango et, dans la seconde, il déclare « Je t’aime jusqu’au baiser et je te hais jusqu’au coup de couteau ». Ces exemples me paraissent intéressant du fait de leur composition précoce, mais l’on pourrait dégager un fil directeur parcourant toute la poésie et la littérature argentines, ou mieux encore, du Río de la Plata, et mettant en évidence les points de contact avec le monde du tango, dans ses diverses manifestations. A cet égard, il se produit un déclic important au cours des années 1960.

A cette époque – et ici je préfère parler à la première personne, à propos de divers poètes dont je faisais partie – nous sentîmes la nécessité, ou la tentation, de nous rapprocher d’une autre manière du répertoire du tango. Pour diverses raisons, que je ne pourrais énumérer ici, mais qui se renforcent mutuellement, des interactions très fructueuses se sont produites. Pour me limiter à un exemple canonique, le livre Gotán (1960) de Juan Gelman donne un point de repère ce phénomène. Il est clair que l’attitude envers les paroles de tango n’était pas univoque, mais fluctuait plutôt entre deux pôles : le premier – le moins intéressant – était l’imitation et la réplique ; et le second, la parodie – dans tout le sens du terme, qui suppose également un hommage -. C’est ce qui se produisit dans mon livre Entrada prohibida, qui porte en outre le titre d’un tango instrumental, car j’ai écrit le poème homonyme à partir de l’écoute radicale de ce thème.

Propos recueillis par Mariana Bustelo

Pour en savoir plus sur le lunfardo :

Daniel Melingo, le Macho de la milonga : /2006/06/09/entretien-avec-melingo-le-macho-de-la-milonga/

L’humour et le comique dans le répertoire de Edmundo Rivero : /2005/11/05/l-humour-dans-les-tangos-et-milongas-de-edmundo-rivero/

La satire et le comique dans le répertoire de Tita Merello : /2005/11/05/la-satire-et-le-comique-dans-le-repertoire-de-tita-merello/

Editorial de La Salida n°40 : Tango et lunfardo : /2004/12/10/la-salida-n-40-tango-et-lunfardo/

Le Lunfardo sur internet : /2005/11/07/la-salida-n-40-tangodebit/

Le Lunfardo aujourdhui : /2005/11/07/le-lunfardo-aujourd-hui/

Mini-anthologie lunfarda : /2005/11/07/mini-anthologie-lunfarda/

Le tango drôle des origines : /2005/11/05/le-tango-drole-des-origines/

Le tango et le Lunfardo : Compagnons d’enfance : /2005/11/04/le-tango-et-le-lunfardo-compagnons-d-enfance/

Autour du Lunfardo : /2005/11/04/autour-du-lunfardo/

Les langages du tango : /2005/11/04/les-langages-du-tango/

Le langage du Rio de la Plata et la chanson populaire : /2005/11/04/le-langage-du-rio-de-la-plata-et-la-chanson-populaire-le-tango/

La France et le Lunfardo : /2005/11/04/la-france-et-le-lunfardo/

Anthologie comprenant des traductions de chansons en Lunfardo :/2012/05/10/une-anthologie-bilingue-du-tango-argentin/

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