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Poésie et littérature

Le langage du Rio de la Plata et la chanson populaire : le tango

ostuni Editeur : La Salida n°40, octobre-novembre 2004

Auteur : Ricardo Ostuni

Le langage du Rio de la Plata et la chanson populaire : le tango

Ricardo Ostuni, professeur à l’Académie nationale du tango et auteur de plusieurs ouvrages de références sur la littérature tanguera, est l’un des spécialistes les plus reconnus de ce domaine. Nous présentons ici des extraits d’une conférence donnée par lui en avril dernier à la foire du livre de Buenos Aires. Il commence par distinguer trois étapes dans la formation du langage du Rio de la Plata[1].

Trois étapes

A Buenos Aires, on parlait initiallement un langage similaire à celui de l’Espagne, créollisé par certaines inflexions phonétiques et par l’incorporation de mots inconnus dans la langue-mère, qui désignaient des choses spécifiques aux nouveau monde. Quand commença l’exploitation rurale, le langage s’enrichit de termes gauchesques (ie « des Gauchos », NdT), en général des survivances archaïques de l’espagnol du 16ème siècle. Cette langue gauchesque, à son tour, se nourrit d’indigénismes au contact des différentes tribus locales.

Puis, vers la fin du XIXème siècle, l’immigration massive recouvrit le langage du Rio de la Plata d’un alluvion de nouvelles paroles et de nouvelles sonorités, en même temps que la poésie campagnarde, qui atteignait à l’époque un très haut niveau sur les deux rives du Rio de la Plata, se nourrissait largement de langue gauchesque. L’éclosion d’oeuvres à contenu « natif », comme le Martín Fierro de José Hernández, contribua à enrichir la lexicographie du Rio de la Plata avec les paroles et les modes d’expression des paysans.

La troisième étape, très importante, est liée au développement et à la popularisation du Lunfardo. Beaucoup de vocables d’origine marginale – parfois délictive – s’incorporèrent à la langue courante car ils furent adoptés par les gens du commun.

Le Lunfardo commença à intéresser certains chercheurs dès la fin du XIXème siècle. Le premier témoignage imprimé sur l’existence de ce possible argot parut dans le journal La Prensa le 6 fevrier 1878 sous le titre Le dialecte des voleurs, recensant 29 paroles. En 1879, Benigno Lugones, journaliste à La Nación et ex-commissaire, publia dans ce journal deux longs articles consacrés au langage et aux coutumes des voleurs ou encore des Lunfardos. Luis Soler Cañas dans son livre Origines de la littérature lunfarda cite un article publié en en 1883, où l’on rencontre la définition la plus ancienne du Lunfardo comme langage : « le Lunfardo n’est pas autre chose qu’un ramassis de dialectes italiens dont tout le monde comprenait le sens, et utilisé par les voleurs qui leur ont aussi ajouté des expressions pittoresques (..) ».

Le peuple enrichit la langue

Les argots sont un phénomène commun dans les classes inférieures des grandes concentrations urbaines et de ce fait le Lunfardo, comme le dit Mario E. Teruggi, a dû se développer primitivement dans des « groupes sociaux méprisés ou redoutés pour leur dangerosité, leur pauvreté ou leur inutilité. Il était en conséquence naturellement associé au monde des voleurs et des malfaiteurs ».

Cependant nous ne devons pas oublier que tout langage est démagogique. De la vient le lemme entoure le logo de de l’Académie Portègne du Lunfardo qui déclare que « le peuple fait grandir la langue ». Les courants vitaux de toutes les langues proviennent des classes inférieures. Les paroles naissent sans que l’on sache très bien comment ni pourquoi – et elles se développent si les circonstances sont propices, c’est-à-dire si le jugement de la rue leur est favorable. Le Lunfardo n’échappa pas à cette règle.

Le Lunfardo devait nécessairement naître sur les rives du Rio de la Plata et pas dans d’autres lieux de l’Argentine. Dans un essai de 1929, Albert Dauzat soutient avec lucidité que « tout argot se développe de préférence dans les régions où se fait davantage sentir l’influence des langues étrangères ». Or, le Río de la Plata fut hégémonique dans la réception des étrangers, autant au temps de la colonie que lors des années de l’immigration massive en provenance de divers peuples du monde. Chacun d’eux laissa sa marque indélébile dans la formation du langage propre de nos latitudes, que nous appelons « espagnol du Rio de la Plata » et qui constitue le parler quotidien des gens d’ici. Dans ce vocabulaire, cohabitent des paroles de l’origine espagnole la plus pure, avec d’autres de l’extraction Lunfarda la plus basse, d’autres de racine aborigène, enfin beaucoup d’origine gauchesque.

Le Lunfardo se popularisa dans la promiscuité babélienne du conventillo. Là se perfectionna son vocabulaire cru et expressif, qui, s’il trouva ses origines dans la langue occulte des délinquants, se convertit très rapidement en une partie de la langue quotidienne remplie d’italianismes, de lusitanismes, d’espagnolismes, d’anglicismes, de gallicismes, d’aborigéniscimes (d’origine quechua ou mapuche), de ruralismes, et de vocables d’autres langues ou de création populaire (par analogies, métaplasmes, anagrammes, etc. Par exemple, on désigne la tête par le mot melón à cause de la forme).

Francisco García Jiménez écrivait en 1972: « le Portègne dispose d’un langage populaire, comme le Madrilène, le Londonien, le New-Yorkais, etc. Pour des raisons de goût, je préférerais ne pas l’appeler Lunfardo. Mais je sais qu’il sera difficile de changer cet adjectif-substantif ou de lui trouver un remplaçant synthétique ». Cependant quand nous nous référons aujourd’hui au langage espagnol du Rio de la Plata, nous choisissons de le confondre avec le langage populaire ou le Lunfardo.

Le Lunfardo ne devient pas la langue dominante

Au début du XXème siècle, beaucoup ont craint (comme Borgès) que l’utilisation massive du Lunfardo par les classes basses et moyennes pourrait un jour lui permettre de s’imposer face à l’espagnol vernaculaire quotidien. Cependant la diffusion populaire, chaque jour un peu plus large, de cette Babel linguistique, n’a pas débouché sur la catastrophe idiomatique tant redoutée.

Berenguer Carisomo cite trois raisons qui permirent de conjurer ce péril : en premier lieu, l’école primaire où, y compris dans les quartiers portègnes les plus marginaux, les maîtres obligeaient les élèves, au moins pendant une heure, à dire « lit » au lieu de « plumard » et « pain » à la place de « marroco » (terme Lunfardo signifiant « pain »). En deuxième lieu, la prodigieuse mobilité sociale de l’Argentine de cette époque, qui permettait à une infinité de gamins modestes venus des quartiers les plus pauvres de rechercher une meilleure éducation et une meilleure position sociale (…). Et finalement, la persistance de l’espagnol aussi bien en Espagne que dans quasiment toute l’Amérique (…).

Carriego et la naissance du tango-chanson

Pourquoi rendre coupable l’immigration italienne de la plainte gémissante qui apparaît dans le tango à partir de Mi noche triste? La patine triste du tango s’explique fondamentalement par la nostalgie de l’immigrant, par la transformation urbaine de Buenos Aires et par les problèmes sociaux qui y apparurent (…).

En même temps que les orillas (franges urbaines semi-rurales, NdT), va s’effacer le type de l’homme orillero qui, peu à peu, va changer son style de vie et son vocabulaire pour s’enrôler, à côté de l’immigrant déclassé, dans les rangs du prolétariat local. Le quartier et le faubourg commencèrent à constituer un levain poétique grâce au génie d’un poète venu d’Entre-Rios et installé dans le quartier de Palerme, qui de la même manière que les pré-modernistes espagnols, écrivit des vers sur les choses et les gens qui l’environnaient. J’ai toujours eu le sentiment que Carriego fut le véritable créateur du tango-chanson.

Avant Carriego, il était impossible d’envisager une poétique du sentiment pour le tango. Le Tango-chanson, certes, n’a pas l’apparence provocante de la milonga ou du Tango orillero, mais par contre il exprime avec authenticité les sentiments d’un population malheureuse, avec ses misères et ses grandeurs, avec ses visages innombrables de douleur et de joie (..). Avant d’être une musique, une danse ou des vers pour être chantés, c’est une manière de sentir la vie, d’exprimer les rêves et d’interpréter le drame de l’existence humaine.

Le Lunfardo dans le tango-chanson

Ce fut le tango-chanson qui mit véritablement en valeur le langage populaire du Rio de la Plata. Les chansons du tango primitif se nourrissaient également de certains mots du Lunfardo, mais leurs textes sont tombés dans l’oubli. A cette époque primitive, le tango manquait de textes argumentés, du moins avec le sentiment ou l’ambition littéraire qu’il trouva à partir de Mi noche triste. On peut donc affirmer que le premier lunfardiste littéraire du Tango chanté fut Pascual Contursi avec ce vers célèbre « Percanta que me amuraste » (« Midinette qui m’a plaqué »). A partir de là, le Lunfardo – déjà étendu au parler populaire comme élément du langage du Rio de la Plata – franchit la ligne frontière de l’Arrabal (le faubourg mal famé, NdT) et atteignit les rues, et un peu plus tard, les maisons du centre.

Le Lunfardo est ainsi peu à peu arrivé a rentrer dans la littérature écrite. Fut également consacrée, jusqu’à devenir une coutume du Rio de la Plata, l’inclusion de tangos dans les saynètes, avec leurs chansons chargées de mots venus des marges de la société. Cependant on ne doit pas supposer pour cela que les paroles de tango sont un étalage de lunfardismes. Il est bon de signaler que les textes de tango incluant des vers Lunfardos peu compréhensibles se perdirent dans l’oubli.

L’existence d’une ambition littéraire dans les paroles de tango sauva le Lunfardo du destin caricatural auquel paraissait condamnée le saynète. Vers 1915 le tango avait terminé son étape de musique prohibée et ce fut cette ambition littéraire qui inaugura le répertoire du tango populaire, en le convertissant en une expression de la façon de sentir et d’exposer la comédie de l’existence humaine. L’utilisation littéraire du langage populaire permit au tango de devenir l’expression exacte de la substance tragique de la vie.

Le tango ne chercha pas à reprendre dans ses paroles le langage réel de la rue, celui qui s’entend vraiment (…). Il y eut parmi les auteurs une préoccupation permanente d’utilisation adéquate du langage, d’ordre quasiment artistique. A cela les chanteurs contribuèrent pour beaucoup, en refusant fréquemment d’incorporer à leur répertoire des textes de mauvaise qualité. On sait le soin que portait Gardel à sélectionner ses thèmes et les variantes qu’il introduisait dans ses lettres (…).

A partir du succès de Mi noche triste, d’autres saynètes inclurent des tangos. Cela favorisa la création de nouveaux tangos comprenant des sonorités lunfardesque, tandis que la production tanguera en général se nourrissait de la même source. Il serait fatiguant de faire une liste des cent tangos dont les paroles contribuèrent à la diffusion du langage populaire du Rio de la Plata. Certains, c’est sûr, touchèrent au mauvais goût, à la surcharge, au manque de créativité, mais en compensation il en eut d’autres dont le texte, plein d’irremplaçables termes du langage quotidien, se rapproche de l’immortalité.

Signalons enfin que les textes de tango utilisèrent toutes les possibilités que lui apportait le langage parlé dans la région. Nous avons vu des exemples de tangos écrits en Lunfardo, mais certains furent écrits en langage des campagnes et même dans ce que nous pourrions appeler la langue cultivée. Bien souvent un même auteur a utilisé alternativement ces différents langages selon la nature du thème, y compris dans une même composition.

Ricardo Ostuni
Choix des extraits et traduction par Mariana Bustelo et Fabrice Hatem

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[1] Les Intertitres sont de la Salida.

Pour en savoir plus sur le lunfardo :

Daniel Melingo, le Macho de la milonga : /2006/06/09/entretien-avec-melingo-le-macho-de-la-milonga/

L’humour et le comique dans le répertoire de Edmundo Rivero : /2005/11/05/l-humour-dans-les-tangos-et-milongas-de-edmundo-rivero/

La satire et le comique dans le répertoire de Tita Merello : /2005/11/05/la-satire-et-le-comique-dans-le-repertoire-de-tita-merello/

Editorial de La Salida n°40 : Tango et lunfardo : /2004/12/10/la-salida-n-40-tango-et-lunfardo/

Le Lunfardo sur internet : /2005/11/07/la-salida-n-40-tangodebit/

Le Lunfardo aujourdhui : /2005/11/07/le-lunfardo-aujourd-hui/

Mini-anthologie lunfarda : /2005/11/07/mini-anthologie-lunfarda/

Le tango drôle des origines : /2005/11/05/le-tango-drole-des-origines/

Le tango et le Lunfardo : Compagnons d’enfance : /2005/11/04/le-tango-et-le-lunfardo-compagnons-d-enfance/

Autour du Lunfardo : /2005/11/04/autour-du-lunfardo/

Les langages du tango : /2005/11/04/les-langages-du-tango/

Le langage du Rio de la Plata et la chanson populaire : /2005/11/04/le-langage-du-rio-de-la-plata-et-la-chanson-populaire-le-tango/

La France et le Lunfardo : /2005/11/04/la-france-et-le-lunfardo/

Anthologie comprenant des traductions de chansons en Lunfardo :/2012/05/10/une-anthologie-bilingue-du-tango-argentin/

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