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Autour d'un tango : poème commenté

La mazorquera de Monserrat

blomberg Editeur : La Salida n°32, février 2003

Auteur : Fabrice Hatem

La mazorquera de Monserrat

Il existe dans le tango argentin une tradition de « poésie de mémoire », évoquant certaines époques mythiques de l’histoire du pays. La triste épopée des immigrants européens de la fin du XIXème siècle, les heures sombres des dictatures militaires qui se sont succédées au cours du 20ème siècle, avec leur sinistre cortège de fusillés ou de disparus, ou encore le tragique destin de Carlos Gardel, constituent quelques thèmes de choix de ce répertoire. Mais celui-ci est essentiellement focalisé sur une période immédiatement antérieure à la grande vague migratoire qui fut à l’origine de la formation de l’Argentine contemporaine. Il faut dire que cette Argentine post-coloniale de la première moitié du XIXème siècle, destinée à être bientôt submergée et anéantie, regorge de thèmes propices à l’évocation poétique, comme le charme un peu nonchalant du Buenos Aires créole de l’époque, avec ses « pulperias » (cafés-épiceries), ses candombes et ses tambours noirs du quartier de Montserrat, ses poètes « payadores » et ses soldats toujours amoureux d’une jolie mulâtre… Tout ce monde disparu étant dominé par la figure à la fois terrifiante et fascinante du « Restorador » Manuel de Rosas, qui fit régner entre 1829 et 1852 une effroyable dictature, appuyée sur une armée parallèle de miliciens « mazorqueros » gauchos et noirs.

Hector Pedro Blomberg (1890-1955) constitue le représentant le plus prolifique de cette tradition poétique tanguera, focalisée sur le milieu du XIXème siècle. Dans « La Pulperia de Santa Lucia », il évoque l’atmosphère des petits bistrots de faubourg, où se retrouvent gauchos, payadores et soldats. Dans « La Mazorquera de Montserrat », il personnifie la terrible milice fédéraliste sous les traits d’une jeune «mazorquera » (Le terme « mazorqua » désignait à l’époque la partie centrale, non comestible, de l’épi de maïs), amoureuse jusqu’à la mort du dictateur Rosas. Dans « El Adios de Gabino Ezeiza », c’est la personnalité du fameux Payador noir qui est évoquée. Enfin, « La Cancion de Amalia » nous ramène encore une fois à l’époque troublée de la guerre civile et de la dictature Rosiste. Les textes de Blomberg, mis en musique par Enrique Maciel, furent notamment interprétés, dans les années 1930 et 1940, par le chanteur Ignacio Corsini, dont la délicate voix de ténor, appuyée sur des accompagnements de guitare, provoque chez l’auditeur un irrésistible sentiment de nostalgie. Le chanteur écrivit lui-même quelques textes très émouvants consacrés à cette Argentine disparue, dont le très beau « Tristesse Créole ».

Le poète Homero Manzi, « réinventeur », avec le compositeur Sebastian Piana, de la milonga dans les années 1930, apporta également sa contribution à ce style « historique », avec, entre autres, sa milonga « Bettinoti », qui évoque la figure du dernier – et du plus célèbre – Payadore gaucho. Ce style « revival » fut également illustré par d’autres milongas connues, comme Pena Mulata, Azabache, ou Negra Maria, par ailleurs composées par des musiciens et paroliers parfaitement blancs, le plus souvent d’origine italienne.

Mais ce fut incontestablement le chanteur Alberto Castillo qui donna à ce style sa plus grande popularité, en se faisant accompagner par un « orchestre candombe » composé en partie de danseurs et joueurs de tambours noirs. Il fit ainsi danser le petit peuple blanc du Buenos Aires des années 1940 et 1950 sur des textes et des rythmes évoquant la musique et les rites des noirs disparus, comme « Le bal des noirs » (Baile de los morenos) ou Candonga.

Cette tradition revival n’est pas sans implications politiques. En effet, la mise en avant de la présence noire et l’idéalisation de la fête populaire spontanée participent d’une idéologie « de gauche » qui s’oppose à l’Argentine des conservateurs et des grands propriétaires. Et ce n’est pas un hasard si les artistes représentatifs de ce courant, comme Homero Manzi (et plus généralement les écrivains du groupe littéraire dit « de Boedo ») ou Alberto Castillo furent également des figures importantes du militantisme radical ou péroniste.

Fabrice Hatem

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