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Autour d'un tango : poème commenté

Griseta

josecastillo Editeur : La Salida n°27, février-mars 2002

Auteur : Fabrice Hatem

Griseta (Grisette), de José Gonzales Castillo

Ce beau poème de José Gonzales Castillo permet l’évocation d’un ensemble de questions historiques, littéraires et musicales, qui toutes ramènent au lien privilégié unissant la France et l’Argentine.

L’arrière-plan humain, tout d’abord, c’est le drame de toutes ces « grisettes », jeunes femmes victimes plus ou moins consentantes de la traite des blanches, qui partirent de France pour aller tenter leur chance en Argentine, y trouvant souvent la désillusion, la maladie et la mort. D’autres tangos ont traité du même thème, comme le célèbre « Madame Yvonne » de Cadicamo, et, peut-être, « Tiempos viejos » de Manuel Romero – si l’on admet, comme l’ont suggéré certains auteurs, que la blonde « Mireya » du tango et la rousse Mireille, prostituée parisienne aimée et peinte par Toulouse-Lautrec, ne sont qu’une seule et même personne.

L’arrière-plan social, c’est le monde dur des faubourgs pauvres de Buenos Aires, que l’on voit apparaître ici dans tout sa tristesse, pas encore paré des attributs romantiques dont le revêtiront plus tard Manzi ou Esposito. Le texte de Castillo appartient en cela à une veine poétique réaliste, genre dans lequel sont également illustrés Marambio Catan et Celedonio Flores, dénonçant sans faire trop de manières la dureté de la vie des pauvres gens. Cet « arrabal » apparaît d’autant plus sordide qu’il est défavorablement comparé au « faubourg » parisien, plutôt poétique et joyeux que quitte notre Grisette pour aller mourir au son d’un tango.

L’arrière-plan littéraire, c’est l’influence de la culture française. Si la thématique humaine du poème est typiquement « argentine », enracinée dans le monde du faubourg portègne, on y observe également une filiation littéraire directe et explicite avec la poésie romantique française. Sont ainsi successivement évoqués les personnages de Mimi et Musette (« Scènes de la vie de Bohème », Murger, 1848), de Manon Lescaut (« Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut », Abbé Prévost, 1731), enfin de Marguerite Gautier (« La dame aux Camélias », Alexandre Dumas fils, 1848). Tous ces romans traitent du même thème, celui d’un amour impossible entre une très jeune femme, moralement déchue ou appartenant à un milieu social très modeste et un jeune viveur, issu d’un milieu aisé et respectable ; cette situation sans issue conduisant la protagoniste féminine au malheur, à la maladie et à la mort.

Ces références insistantes illustrent la très forte influence de la poésie européenne et tout particulièrement française sur les écrivains argentins. Au début du XXème siècle, la pratique du français était un « must » des milieux aisés de Buenos Aires, et Paris, la référence absolue des élégances et de la culture. De nombreux poètes tangueros, et entre autres Le Pera et Cadicamo, feront d’ailleurs de longs séjours en France, et ne manqueront pas d’être influencés par sa littérature. Le fait que la chanson soit destinée au « grand public » n’a d’ailleurs pas dissuadé Castillo d’y faire preuve d’une érudition littéraire que beaucoup de français pourraient aujourd’hui lui envier. Symétriquement, la multiplication des références savantes n’a pas empêché le public portègne, où la proportion des professeurs de littérature française comparée était pourtant faible, de l’adopter comme l’un des morceaux les plus souvent demandés en bal. Etrenné par Raul Laborde en 1924, il fut notamment enregistré par Carlos Gardel, Ignacio Corsini et Roberto Rufino.

On notera enfin que ce tango, mis en musique par Enrique Delfino, a inauguré le style du « tango-romance », c’est-à-dire une œuvre directement influencée par la « romance » française du début du siècle (Debussy, Fauré…), à la mélodie et aux harmonies plus recherchées, et au pulsations rythmiques moins scandées que le traditionnel « tango-milonga ». Tout cela fait de » Grisetta » un précieux et émouvant témoignage de l’influence culturelle française sur la poésie argentine, y compris dans sa dimension la plus populaire : le tango chanson.

Fabrice Hatem

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