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Carlos di Sarli : le mélodisme tanguero

Editeur : La Salida n°44 (juin 2005)

Auteur : Fabrice Hatem

Carlos di Sarli (1900-1960) : le mélodisme tanguero

salida44 sarli1 « Si vous voulez entendre du bon tango, allez écouter Di Sarli » avait coutume de dire Anibal Troilo. Une marque d’estime aussi illustre, auquel fait écho le succès déjà démenti du musicien auprès du public, témoigne du rôle central qu’il joua sur la scène tanguera des années 1940 et 1950, en proposant en quelque sorte une « voie médiane » entre les différents courants qui la traversaient à l’époque. D’Arienzo et Canaro obtinrent un grand succès commercial en distrayant et en faisant danser le public par une musique simple, vive et rythmée. Pugliese et Troilo surent gagner le cœur des tangueros en leur proposant de petits poèmes symphoniques à la puissante intensité dramatique, à la fois esthétiquement novateurs et inscrits dans le cadre formel du tango populaire. Carlos di Sarli créa pour sa part une musique à la tonalité lyrique et romantique, susceptible de satisfaire des mélomanes exigeants par sa qualité sonore et sa fine construction polyphonique, tout en rassurant le danseur de bal par sa lisibilité mélodique et rythmique. Par son élégance, son caractère aérien et majesteux, il se prête particulièrement bien aux style étiré et raffiné du « tango-salon », là où Canaro nous incite à imiter le déhanchement canaille des mauvais garçons (ou des mauvaises filles), et Pugliese à exprimer par la danse les mouvements passionnés de notre âme.

Emule et contemporain d’Osvaldo Fresedo

Par son caractère très mélodique, avec des tempo souvent assez lents, le style de Di Sarli possède de fortes ressemblances avec celui d’un autre musicien issu de la même lignée évolutionniste : Osvaldo Fresedo[1]. Si l’influence de celui-ci sur l’auteur de Bahia Bianca ne fait aucun doute – en témoignent en particulier l’antériorité de sa carrière de directeur d’orchestre et de ses enregistrements sur ceux de Di Sarli, dont le premier disque ne date que de 1939 – il serait cependant faux de dire que le second ne fut que l’émule du premier. Ce serait d’abord une erreur chronologique, puisque la carrière exceptionnellement longue de Fresedo (mort en 1984) se poursuit plusieurs dizaines d’années après celle de Di Sarli, dont il apparaît donc autant comme le contemporain, voire le continuateur, que comme le prédécesseur. Mais surtout, Di Sarli, au cours de sa relativement brève carrière (20 ans d’enregistrements entre 1939 et 1959) a su mieux exploiter le potentiel esthétique et populaire d’un style dont les fondements furent posée par Fresedo, mais développés ensuite simultanément par les deux maîtres. Les caractéristiques fondamentales du style de Fresedo sont les suivantes :

– Une exposition, souvent très lyrique, de la mélodie, avec un son très travailé et étiré, des arrangements et des harmonisations simples, des variations et des jeux rythmiques très limités, un tempo souvent assez lent et l’utilisation fréquente du rubato[2]. Ces caractéristiques sont présentes par exemple dans Recuerdos de bohemia, un thème de Enrique Delfino, enregistré en 1958 avec la voix de Roberto Ray, où les différents thèmes sont exposés puis répétés « à plat », avec un recours extrèmement limité aux variations[3].

– La place prédominante du violon par rapport aux autres instruments de l’orchestre. Les bandonéons, en particulier, sont relégués au second plan, limités à leur fonction rythmique ou utilisés pour une simple reprise des thèmes, sans mise en valeur de leurs spécificités instrumentales. L’écoute de Vida Mia, un thème de Osvaldo Fresedo, enregistrée en 1940, met en évidence cette domination des violons, systématiquement utilisés en contrechant de la voix de Roberto Ray.

– Une grande unité de la masse orchestrale, lié notamment à l’utilisation fréquente des unissons, la rareté des passages en solo, l’exposition majestueuse et sans surprise des thèmes, et la faible identité sonore des bandonéons.

L’épanouissement d’un style

S’il possède de fortes ressemblances avec celui de Fresedo, le style de Di Sarli s’en distingue par une palette expressive à la fois plus variée et plus propice à la danse.
Tout d’abord, la diversité instrumentale de l’orchestre est davantage mise en valeur : rôle plus affirmé du piano (l’instrument de Di Sarli) pour la direction orchestrale et dans les passages de liaison, présence plus visible des bandonéons[4]. Dans l’enregistrement de 1958 de Bahia Bianca – l’une des compositiones les plus connues de Di Sarli – chaque instrument joue par exemple successivement un rôle dominant : introduction au piano, puis exposition du premier thème par les violons, suivi de contrepoints violons/bandonéons.

En second lieu, la palette des nuances sonores s’élargit : alternance de passages en « legato » au caractère très aérien et romantique, avec des « pizzicati » plus nerveux et scandés. Cette utilisation extensive des contrastes sonores apparaît par exemple dans Cara sucia, un thème de Francisco Canaro, interprétée en 1956, où de nombreuses formes d’attaque sont utilisées : legato, pizzicato, mais aussi raclements d’archets, attaque en « marcato » des bandonéons, etc.

Par rapport à l’omniprésente suavité lyrique de Fresedo, Di Sarli nous propose ainsi une gamme élargie de climats musicaux, depuis le mélodrame jusqu’à la sérénité. C’est le cas par exemple dans Cuidado con los cincuentas, un thème de Angel Villoldo, enregistré en 1940, qui offre un grande amplitude expressive, depuis des passages légers et romantiques jusqu’à des moments très scandés, presque violents. On notera cependant que le caractère orignellement comique de ce thème disparaît complètement dans l’interprétation de Di Sarli.

Les arrangements de Di Sarli donnent également un rôle central à la polyphonie orchestrale, avec une superposition fréquente, voire systématique, de plusieurs lignes mélodiques utilisant chacune un mode d’attaque différent (typiquement legato versus pizzicato), avec également des contre-chants très travaillés et agréables à l’oreille. Champagne Tango, un thème instrumental de Aroztegui enregistré en 1958, donne ainsi un intéressant exemple de superposition de différents plans sonores (piano en piqué/ violons en legato, bandonéons en attaque frappée/violons en legato, bandonéons en legato/violons en pizzicato…).

Enfin, le tempo est un peu plus rapide et la pulsation rythmique plus marquée que chez Fresedo. La base rythmique est souvent clairement signalée à l’auditeur sous forme d’une ligne mélodique parfaitement audible, interprétée à tour de rôle par chacun des instruments. Cependant, une grande finesse d’écriture (recours aux syncopes, aux suspensions..) permet d’éviter le sentiment d’un martellement militaire, d’auditeur étant en quelque invité à « reconstituer » lui même une armature rythmique plus suggéré qu’assénée. Cette caractéristique apparaît notamment dans l’interprétation de 1956 de Cara sucia, de Francisco Canaro.

Un style qui s’affine progressivement en restant fidèle à lui-même

Le style de Di Sarli, a peu évolué au cours du temps, une permanence qu’explique en partie la durée relativement courte de sa carrière. Par exemble, dans Cascabelito (Caruso/Bohr), enregistré en 1939 avec la voix de Roberto Rufino, les principaux éléments stylistiques sont déjà en place : attaques successives en legato, pizzicatto, marcato pour chaque pupitre instrumental ; superposition systématique de plusieurs plans sonore dont chacun est caractérisé par un type d’attaques différent. On note cependant un approfondissement progressif de la richesse expressive à travers une utilisation plus libre des nuances, un enrichissement des contrechants et le la polyphonie orchestrale[5].

Le répertoire de l’orchestre s’est également enrichi au fil du temps. Si Di Sarli a toujours montré une préférence pour les compositeurs anciens pour les morceaux instrumentaux, il est par contre plus ouvert au créations contemporaines dans les œuvres chantées. Le maître a également progressivement ajouté ses propres compositions à son répertoire : Milonguero viejo, Bahia bianca, Meditaccion, Bien frappe, La Capilla bianca, Nido gaucho,

Un rôle important du chanteur, mais des textes de valeur inégale

Di Sarli n’a pas accordé à la poésie chanté la même importance que Troilo, et l’on trouve peu d’auteurs de premier plan dans son répertoire original, aux textes souvent mièvres et à l’interprétation tronquée, comme c’était souvent l’usage à l’époque. Il a cependant toujours accueilli des chanteurs dans son orchestre. L’un des premiers, Roberto Rufino fut également l’un des plus connus. L’écoute de la valse Alma Mia (Marco/Centeno), enregistrée vers 1940, permet d’apprécier sa voix mélodieuse, accompagnée de très jolis contre-chants au piano sur un rythme enlevé, très dansable. Mais on peut également citer Roberto Ray, Carlos Acuna, et, les dernières années, Jorge Duran. La voix virile de ce dernier, bien mise en valeur par un accompagnement orchestral très tonique malgré un rythme assez lent, peut être appréciée dans Sonatina, de Aznar/Hernandez, enregistrée en 1956.

Une belle musique propre à la danse

Outre ses qualités proprement musicales, l’œuvre de Di Sarli se prête également merveilleusement à la danse. D’un côté, il propose aux danseurs, grâce à la variété des nuances et des climats sonores, une grande diversité de possibilités d’interprétation : mouvements lents, étirés, élégants, sur les passages en legato ; danse plus rythmique, au mouvements plus courts et plus secs, sur les passages en pizzicato. Et comme ces deux types de nuances apparaissent souvent simultanément dans la polyphonie Di Sarlienne, le danseur se voit proposer à chaque instant plusieurs options interprétatives, selon qu’il choisit de suivre la ligne rythmique ou la ligne en « legato ». Mais en même temps, Di Sarli offre aux danseurs des points de repères suffisament clairs pour les mettre en confiance : pulsation rythmique toujours clairement identifiable ; grande « lisibilité » de la polyphonie orchestrale, la clarté de l’écriture et de l’interprétation permettant au danseur d’identifier et de suivre aisément la ligne mélodique de son choix. Carlos Di Sarli prend ainsi place, avec Pugliese et de Troilo, parmi les très rares musiciens de tango ayant produit une œuvre aussi bien adaptée à l’écoute qu’à la danse.

Fabrice Hatem


[1] Né en 1897, bandonéoniste, directeur d’orchestre.. et aviateur, Osvaldo Fresedo s’inscrit dans la lignée esthétique de la Gardia nueva. Sa carrière, ponctuée par de très nombreux voyages à l’étranger, est l’une des plus longues de l’histoire du tango après celle de Pugliese. Comme compositeur, il nous a notament laissé El espiante, Orio y seda, Mucahchita de Montmartre, Arrabalero, Ronda de Ases, Por qué… Parmi ses collaborteurs, se trouvent des musiciens de premier plan, comme Argentino Galvan ou Horacio Salgan, qui réalisènt pour leui de nombreux arrangements. Il est mort en 1984.

[2] Ces caractéristiques donnant, selon ses détracteurs, une musique manquant parfois de relief, quelque peu sirupeuse, et dont le rythme peu marqué eet peu contrasté se prête médiocrement à la danse.

[3] Certains recours stylistiques plus ambitieux sont évidement présents : alternance des attaques en legato et pizzicato ; présence de passage en polyphonie et de contre-chants. Cependant l’utilisation de ces moyens reste relativement timide et ne sera véritablement développé que par Di Sarli.

[4] même si leur spécificité par rapport aux violons n’apparaît pas aussi clairement chez di Sarli que dans d’autres orchestres, comme ceux de Troilo ou Pugliese

[5] Les progrès dans la qualité technique des enregistrements jouat sans doute un rôle pour expliquer ces apparentes améliorations.

Pour en savoir plus sur Carlos di Sarli et Osvaldo Fresedo : /2005/06/14/la-salida-n-44-carlos-di-sarli/

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